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2025-04-07 02:00:50 +02:00

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Penser malgré tout Réflexions dun esprit qui doute, brûle, et persiste. 2025-04-07 images/cover.png

Une gêne difficile à nommer

Je sais que ce que je vais écrire ici peut être mal interprété. On pourrait y lire de la prétention, un complexe de supériorité, une forme de plainte mal dissimulée. Je comprends que cela puisse déranger mais ce nest pas mon intention. Ce que je cherche ici, cest à mettre des mots, avec justesse et honnêteté, sur une forme de solitude intellectuelle que je ressens depuis longtemps — et que dautres, peut-être, ressentent aussi sans parvenir à la nommer.

Depuis que je suis enfant, jai toujours eu cette impression dêtre décalé. Pas simplement parce que jaimais les livres ou les sciences — beaucoup denfants les aiment. Mais parce que je ne comprenais pas pourquoi les autres ne voulaient pas comprendre. Pourquoi ce qui me fascinait ne les effleurait même pas. Pourquoi creuser, penser, questionner semblait si étrange, voire inutile, aux yeux de la majorité.

Avec les années, cette impression na pas disparu ; elle sest approfondie. Et avec elle est née une sensation difficile à supporter : celle dêtre de plus en plus seul à penser comme je pense. Non pas seul au monde — je suis aimé, entouré, respecté. Mais seul dans cette manière dhabiter lexistence par la pensée, comme si lécart se creusait sans fin entre ce que je cherche et ce que le monde valorise.

Ce texte nest pas un manifeste, ni un règlement de comptes. Cest un repère, peut-être. Une balise posée sur une carte invisible, pour ceux qui, comme moi, avancent en se demandant :

Pourquoi est-ce que les autres ne voient pas les choses comme moi ? Pourquoi ce que je ressens comme essentiel — penser, comprendre, interroger — semble à ce point facultatif pour la plupart ?

Jai longtemps cru que lintelligence devait être la norme ; que la curiosité, la réflexion, la remise en question étaient des traits humains fondamentaux. Mais plus le temps passe, plus je me demande si ce nest pas moi qui suis resté sur la voie dorigine… pendant que le reste du monde a bifurqué. Pourtant, comme le suggère Pascal1 , lhomme, même dans sa fragilité, reste un roseau pensant — et cest peut-être là lorigine de sa grandeur, mais aussi de sa solitude.

Le feu intérieur

Je napprends pas par goût du prestige, ni pour remplir une case dans un parcours de carrière. Ce qui me pousse à apprendre, à lire, à explorer, est un besoin vital. Mais ce besoin ne sarrête pas à moi.

Car oui, il y a un projet, et il dépasse ma seule curiosité. Japprends pour comprendre, mais aussi pour transmettre : lenvie dapprendre, lémerveillement face à la logique du réel, la joie darticuler ce qui semblait confus.

Apprendre pour moi seul me nourrit, certes ; mais apprendre pour transmettre me relie à quelque chose de plus vaste. Quelque chose qui pourrait, à terme, profiter à dautres — même si je ne les connais pas, même sils ne me lisent jamais, même si tout cela semble inutile à léchelle du monde. Je peux passer des heures sur des détails que dautres jugeraient dérisoires — pas parce quils sont impressionnants, mais parce quils témoignent dune cohérence qui mérite dêtre révélée. Cette exigence, que Gaston Bachelard2 plaçait au cœur de la démarche scientifique, suppose daller contre lopinion, contre lévidence — et donc, souvent, contre les autres.

Et plus japprends, plus le besoin sintensifie. Chaque découverte en appelle une autre. Le savoir ne ferme rien : il ouvre. Toujours.

Ce feu me porte, bien sûr, mais il méloigne aussi, parfois sans que je men rende compte ; il mécarte des échanges ordinaires, me rend peu apte aux banalités que la plupart semblent considérer comme essentielles Et bien que je naie jamais cherché à men extraire volontairement, je ne peux pas nier que ce besoin de comprendre me met souvent à lécart — tout en continuant à mhabiter profondément.

Je ne le revendique pas comme une supériorité : je le considère comme une responsabilité.

Lindifférence des autres

Une curiosité mal reçue

Plus javance, plus je me rends compte que ce besoin de comprendre, que je croyais universel, ne lest pas. Ce nest pas simplement que les autres sintéressent à autre chose ; cest quils semblent, pour beaucoup, ne rien attendre du réel. Ils traversent le monde sans jamais sarrêter pour linterroger, comme si les choses allaient de soi, comme si penser profondément navait pas dutilité.

Je ne parle pas ici dintelligence brute, ni de capacités manquantes. Je parle de désintérêt actif, presque revendiqué, pour ce qui dépasse lutile, le pratique, le social. Je parle de cette manière quont certains de traiter la pensée comme une excentricité, la curiosité comme une perte de temps, et lémerveillement comme un symptôme de naïveté.

Ce nest pas que je nai personne avec qui partager cette énergie. Mon épouse, par exemple, y est sensible, et nos échanges me nourrissent autant quils la transforment. Je partage aussi par lécriture, à travers mon site, même si je ne sais pas toujours qui me lit, ni si mes mots trouvent un écho. Mais malgré cela, je ressens une forme de solitude, plus diffuse, plus sourde. Une solitude née du regard des autres, souvent surpris, incrédule, ou gêné — comme si le simple fait de prendre ces sujets au sérieux méloignait dun certain contrat social tacite : celui qui dit quil ne faut pas trop réfléchir à ce qui na pas dimpact immédiat sur la vie quotidienne.

Et parfois, cette gêne ne vient pas de lentourage proche, mais de lintérieur même des lieux censés incarner le savoir. Il mest arrivé de susciter létonnement, voire lincompréhension, chez des responsables pédagogiques, simplement parce que je manifestais un véritable intérêt pour les matières enseignées. Comme si vouloir apprendre pour comprendre, et non pour décrocher un diplôme ou améliorer sa fiche de paie, était devenu une posture marginale. Lenseignement, bien souvent, semble réduit à une transaction : les étudiants y "achètent" un diplôme, les enseignants y survivent, usés, fatigués, désillusionnés. De part et dautre, le désir de savoir semble avoir été relégué au second plan — remplacé par une logique dobjectifs, de livrables, de validation, de productivité.

Une frustration qui saccumule

Il marrive souvent de me retrouver dans une conversation où un sujet revient, un sujet auquel jai déjà longuement réfléchi, parfois même écrit des pages entières. Et je ressens alors une forme de frustration presque comique — comme si, au fond de moi, javais espéré que mes pensées, formulées des mois ou des années plus tôt, sétaient diffusées par magie dans le monde entier. Ce nest pas de larrogance, juste une lassitude étrange à devoir, encore et encore, reformuler ce qui me semble déjà clair, alors que pour les autres, tout commence à peine.

Ce nest pas un rejet frontal. Ce nest même pas une hostilité. Cest une forme de désinvolture passive, une indifférence de fond qui finit par user. Il mest arrivé décrire des articles entiers, dy condenser des mois de réflexions, de les transmettre à des personnes qui massuraient les avoir lus. Puis, bien plus tard, daborder à nouveau le sujet en conversation… et de constater, presque systématiquement, quil nen reste rien. Aucun souvenir, aucune trace, parfois même aucune reconnaissance du fait que ces idées leur avaient déjà été proposées. Ce genre dexpérience, répété, me blesse plus que je ne ladmets. Pas parce que je cherche la gloire, mais parce que je crois que ce que je partage a du poids, et que le voir ainsi dissous dans loubli me donne limpression démettre une pensée sans récepteur.

Et malgré cette solitude, je continue. Je continue à apprendre, à chercher, à remettre en question ce qui semble évident. Parce quau fond, le besoin de comprendre est plus fort que lenvie dêtre compris.

La crainte du regard des “vrais savants”

Il y a un doute que je nai jamais vraiment réussi à dissiper. Il ne vient pas des autres ; il vient de moi. Cest une crainte muette, persistante, parfois paralysante : celle dêtre mal perçu par ceux que jadmire le plus.

Je redoute parfois quun esprit plus érudit, plus formé, plus légitime que moi, me lise et se dise :

"Ce type ne comprend rien." "Il se prend pour un penseur." "Il réinvente mal ce que dautres ont déjà formulé mieux que lui."

Je sais que cette crainte est en partie irrationnelle. Mais elle me poursuit. Elle me fait relire mes textes, minterroger sur chaque formulation, douter de la moindre affirmation, non par manque de rigueur, mais par peur de paraître naïf ou prétentieux.

Et en même temps, je sais que cette peur nest pas purement fantasmatique. Jai appris à mes dépens que lintelligence ne protège pas du mépris. Quil existe des esprits brillants mais froids, vifs mais cassants, qui naccordent aucun crédit à ce qui ne vient pas du bon canal, du bon cursus, du bon cercle. Des gens capables dhumilier avec exactitude, en frappant là où ça fait mal : dans le besoin de reconnaissance, dans lélan sincère, dans la pensée artisanale.

Cest une position inconfortable. Je sais que je ne suis pas un imposteur. Mais je sais aussi que je ne suis pas dans la norme académique. Je fais comme Montaigne3 : je suis moi-même la matière de mon livre. Ce que je pense na pas dautre autorité que celle de mon expérience, mais cest aussi ce qui en fait la sincérité. Je suis dans une zone grise : pas ignoré, mais pas reconnu ; pas profane, mais pas officiellement savant ; pas légitime, mais pas illégitime non plus.

Et cest peut-être cela, le plus difficile à assumer : écrire avec sérieux sans pouvoir se protéger derrière un titre, une institution ou une reconnaissance. Écrire en sachant que ce que je dis peut être juste, mais peut être facilement rejeté. Et que ceux qui pourraient maider à progresser sont aussi ceux qui pourraient, dun mot sec, méteindre.

La phrase pivot

Il y a une phrase que je nai longtemps pas osé écrire. Pas parce quelle est brutale, mais parce quelle est claire. Et que la clarté, dans un monde où tout se relativise, passe parfois pour de la prétention.

La voici :

Celui qui regarde avec mépris ne comprend rien à lhumilité quexige le vrai savoir.

Je nai pas écrit cette phrase pour provoquer. Je lai écrite pour me rappeler une chose essentielle : le mépris nest jamais un signe dintelligence. Il peut être un signe de culture, de technicité, de compétence même. Mais le mépris est incompatible avec la démarche de compréhension, parce que comprendre exige de suspendre son jugement, daccepter de ne pas tout savoir, de se rendre disponible.

Cette phrase, je ne ladresse à personne en particulier. Mais je ladresse à tous ceux qui oublient que savoir nest pas dominer. À ceux qui croient défendre la science en ridiculisant ceux qui cherchent sans en avoir les codes. À ceux qui, peut-être un jour, croiseront mon travail en le jugeant naïf, mal formulé, mal situé.

Je ne prétends pas être au niveau des plus grands. Mais je prétends que penser sincèrement vaut toujours mieux que se taire par peur du ridicule. Et cette phrase est mon abri : un rappel que le vrai savoir nhumilie pas, nexclut pas, nécrase pas. Il écoute. Il doute. Il construit. Il commence, toujours, par respecter le feu de lautre.

Penser malgré tout

Je ne me suis jamais vraiment senti à ma place, ni dans les discussions ordinaires, ni dans les cercles savants. Jai longtemps pensé quil valait mieux rester à distance. Mais aujourdhui, je sais que la seule issue possible, si je veux sortir de lombre et cesser dexister en marge, cest sans doute dintégrer enfin un cadre académique. Jy travaille. Peut-être que ça changera quelque chose. Peut-être pas.

Je ne cours pas après les honneurs, mais je ne vais pas faire semblant non plus : jaimerais quon me lise, quon me comprenne, quon me reconnaisse, au moins un peu. Pas pour valider mon ego, mais pour me sentir moins seul dans cette manière dhabiter le monde.

Parce quécrire dans le vide, transmettre sans retour, finit par user. Et même si je continue à parler, jai parfois le sentiment que mes mots se perdent en route, quils séteignent avant même davoir été entendus.

Je ne suis pas là pour briller, ni pour donner des leçons. Mais jaimerais que ce que je creuse serve à quelque chose. Que ce que jéclaire éclaire aussi un peu autour de moi.

Il marrive davoir des images mentales tenaces, des sortes de songes symboliques qui reviennent sans que je les convoque. Lune delles me montre debout, à côté dune colonne infinie de gens marchant avec enthousiasme vers un précipice. Jen arrête un, puis un autre. Je leur dis : ne fais pas ça, tu vas tomber ! Mais ils sourient, et sautent. Lun deux, dans ce rêve, me fixe avec dureté et me dit :

Tu ne m'empêcheras pas de penser par moi-même. Tu ne m'empêcheras pas d'être moi. Laisse-moi faire ce que je veux de ma vie.

Puis il saute à son tour.

Dautres fois, cest la nuit noire qui me revient. Je suis le seul à tenir une bougie. Jentends des voix, des pas, des mouvements autour de moi. Je tends ma lumière pour la partager, mais on lévite. On séloigne en silence. Parfois même avec hostilité. Je sais quil existe dautres bougies, quelque part, mais elles sont trop loin, trop faibles. Je ne peux pas les atteindre. Je ne peux que tenir la mienne, et espérer.

Alors je continue. Pas à nimporte quel prix, mais parce que je ne peux pas faire autrement. Penser, pour moi, est un mode de vie. Et malgré le silence, malgré le doute, malgré lisolement, je reste fidèle à cette démarche. Pierre Hadot4 disait que pour les Anciens, la philosophie nétait pas seulement un discours, mais un mode de vie — et cest exactement ce que je ressens. Non par posture, mais parce que je nai jamais trouvé de meilleure manière de tenir debout.

Une main tendue

Je ne sais pas si ce que je viens décrire trouvera un écho. Peut-être que ce texte sera lu sans réaction. Peut-être quil sera ignoré. Peut-être même quil dérangera.

Mais je lai écrit pour une raison simple : si quelquun, quelque part, ressent ce que je ressens, je veux quil sache quil nest pas seul.

Je ne cherche pas à créer un mouvement ou à rallier. Je tends simplement une main, dans le noir, en espérant quun jour, une autre viendra la frôler, et que de cette rencontre, silencieuse ou explicite, naîtra peut-être une lumière un peu plus stable.


  1. Blaise Pascal, Pensées, fragment 347. ↩︎

  2. Gaston Bachelard, La formation de lesprit scientifique, 1938. ↩︎

  3. Michel de Montaigne, Essais, livre I, chapitre 20. ↩︎

  4. Pierre Hadot, La philosophie comme manière de vivre, Albin Michel, 2001. ↩︎