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reflexions/01 - L'intelligence/02-definitions/02-organique/02-philosophiques-et-scientifiques.md
2021-06-12 00:59:42 +02:00

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Définitions philosophiques et scientifiques

LIntelligence est un thème particulièrement important pour toutes les philosophies à travers les Âges, mais depuis lAntiquité jusquà Darwin et LOrigine des Espèces[@darwin_origine_1870], lHumain est la seule création Divine à en être doté. Il faudra donc attendre 1870 et une théorie scientifique pour que lon admette finalement et définitivement que lIntelligence nest pas une capacité spécifique à lHomme et octroyée par une divinité.

Car même si Aristote (384-322 av. J.-C.) concédait déjà aux Animaux une Intelligence pratique quatre siècles avant notre ère, il maintenait quils nétaient pas dotés du sens de la raison, et que lHumain lui était supérieur, en cela quil est politique : il distingue le Bien du Mal, il a créé la société dont sont censés être dénués les Animaux, et a abandonné ses instincts naturels[@aristote_histoire_1883]. En outre, la philosophie dalors reste encore ancrée dans les mythes grecs, en particulier celui de Prométhée, Titan connu pour avoir dérobé le feu sacré de lOlympe pour en faire don aux Hommes, ce qui leur confère la domination sur lAnimal qui nen fait pas usage. Enfin, pour les philosophes antiques, lultime preuve de la supériorité de lHomme sur lAnimal est que lHumain est la seule espèce à avoir « domestiqué », adapté à son propre usage, dautres espèces, tant Animales que Végétales (via lagriculture), et y compris la sienne (via lesclavage).

Pour René Descartes (1596-1650), dans son Discours de la méthode, presque deux mille ans plus tard, les Animaux ne sont toujours que des machines, des automates, soumis au déterminisme, et leurs actions ne sont que mécaniques, « et ceci ne témoigne pas seulement que les bêtes ont moins de raison que les hommes, mais quelles nen ont point du tout. » [@descartes_cinquieme_1824]

Un point que déplorera Buffon (1707-1788) un siècle plus tard, mais qui se refusera pourtant à accorder à lAnimal certaines caractéristiques de lIntelligence[@buffon_histoire_1804]:

[…] bien loin de tout ôter aux animaux, je leur accorde tout, à lexception de la pensée et de la réflexion ; […] ils ont aussi la conscience de leur existence actuelle.

Diderot (1713-1784) dans son Encyclopédie de 1766 ne se risque pas à donner une définition précise de lIntelligence autrement quen lillustrant par des exemples[@le_breton_intelligence_1766]:

  • On dit cet homme est doué dune intelligence peu commune, lorsquil saisit avec facilité les choses les plus difficiles.

  • Les rapports infinis quon observe dans lharmonie générale des choses, annoncent une intelligence infinie.

  • Milton nous peint lÉternel descendant dans la nuit, accompagné dune foule dintelligences célestes.

  • Un mauvais commentateur obscurcit quelquefois un passage, au lieu den donner lintelligence.

  • Un père de famille soccupera particulièrement à entretenir la bonne intelligence entre ses enfants.

  • Un grand politique se ménage dans toutes les cours des intelligences. Il en avait dans cette place, lorsquil forma le dessein de lattaquer.

  • Comment ne pas succomber, lorsque le cœur et lesprit sont dintelligence ?

  • Sans intelligence, comment saisir les principes ?

  • Dintelligence, on a fait intelligent, intelligible ; et lon a distingué deux mondes, le monde réel et le monde intelligible, ou lidée du monde réel.

Il faut dire que certains penseurs et scientifiques contemporains de Diderot commencent à exprimer la possibilité que lAnimal soit doté dintelligence. Cest par exemple le cas de Julien Offray de La Mettrie (1709-1751), qui, dans son texte controversé LHomme-machine[@mettrie_lhomme_1748], questionne :

Pourquoi donc léducation des Singes serait-elle impossible ? Pourquoi ne pourrait-il enfin, à force de soins, imiter, à lexemple des sourds, les mouvements nécessaires pour prononcer ?

Ce nest quen 1967 quAllen et Beatrix Gardner ont concrétisé cette idée, avec le chimpanzé Washoe (1965-2007)[@noauthor_friends_nodate], qui fut le premier Animal non-humain à utiliser un langage humain (la langue des signes américaine). Washoe ouvrit alors la voie à dautres études, étendues à dautres espèces : Koko le gorille (1971-2018) étant probablement le plus connu[@contributeurs_wikipedia_koko_2020], mais aussi Kanzi le bonobo (né en 1980) du Zoo de San Diego[@savage-rumbaugh_kanzi_1994], qui sait par ailleurs peindre et allumer un feu. Lobservation de ces Primates, et surtout de leur éventuelle descendance, sera dun intérêt extrême dans les prochaines décennies.

Au-delà de LOrigine des Espèces, lœuvre de Darwin comporte dautres ouvrages ultérieurs, probablement moins connus du grand public mais tout aussi fondamentaux. Il publie en 1871 La Filiation de lhomme et la sélection liée au sexe[@delyfer_filiation_1999], où il pose les bases de la psychologie évolutionniste : les caractères physiques ne sont plus les seuls à être transmis génétiquement et à évoluer au fil des générations. Il me parait inconcevable quon ne finisse par observer et attester de ce phénomène chez les Animaux : je crois que si lon poursuit bien nos recherches sur Kanzi, et quil finit par avoir une descendance, on observera lusage régulier de la langue des signes chez les autres Primates, y compris en dehors du cadre de létude scientifique, et, éventuellement, leur usage autonome du feu et de la cuisson des aliments, point de départ de lévolution de notre propre intelligence.

Darwin publie ensuite LExpression des émotions chez lhomme et les animaux un an plus tard[@darwin_expression_1874], où il relève le caractère universel des expressions faciales :

les jeunes et les vieux dun très grand nombre de races, que cela soit chez les animaux ou les humains, expriment le même état desprit avec les mêmes mouvements

Il a donc non seulement établi que les caractères intellectuels, autant que les caractères physiques, sont transmis génétiquement et évoluent avec le temps, mais aussi quils étaient partagés avec dautres espèces. On a fini par admettre que les Animaux puissent disposer de caractéristiques intellectuelles similaires à lHomme.

Notez le sens, lordre, dans lequel cette proposition est écrite, car il est, selon moi, incorrect. Je crois au contraire que lHomme dispose de certaines caractéristiques intellectuelles de lAnimal, et quà travers le processus évolutif, certaines dentre elles ont été modifiées pour aboutir à nos capacités actuelles. Je crois également que le Dernier Ancêtre Commun Universel, dont jai parlé auparavant dans LHumain, cette espèce primitive[@dern_humain_2021], disposait déjà de caractéristiques intellectuelles dont toute espèce vivante dispose encore, mais qui se sont diversifiées chez chaque espèce selon le processus évolutif, processus qui se poursuit toujours, aussi bien chez lHomme que chez nimporte quelle espèce appartenant au Règne du Vivant.

Les définitions philosophiques de lIntelligence souffrent donc presque toutes et presque depuis toujours des mêmes biais : elles sont anthropocentriques et influencées par les religions, et ce sera notamment le cas dans toute lEurope pendant lensemble du Moyen Âge, et jusquau Siècle des Lumières. Elles sont donc majoritairement dépendantes de nos cultures humaines, et nenglobent pas toujours les autres espèces vivantes de façon objective et universelle. Les sciences prennent de plus en plus en compte lIntelligence Animale, et attestent avec plus ou moins de bienveillance ou denthousiasme son existence, mais il reste encore beaucoup à observer et à documenter pour faire plier les derniers septiques.

Cest encore plus vrai quand on considère le Règne Végétal (désigné par le taxon Plantae), quon pense encore incapable de la moindre forme dintelligence, de part labsence de système nerveux et de neurones. Pourtant, malgré leur immobilisme apparent, trahissant supposément labsence de possibilités de communication ou dentreprise (cest-à-dire, la capacité dentreprendre une action), les plantes et les arbres sont capables de bien plus que ce quon leur prête traditionnellement. Tout autant doués pour réagir à un évènement externe que pour sadapter à leur environnement, voire le coloniser, ils sont aussi capables de communiquer, y compris avec dautres espèces « Végétales » et même Animales. Aucun autre Règne que Végétal nest actuellement capable de communiquer avec un autre Règne : cela doit bien mériter de figurer dans une définition de lIntelligence

Dans LHumain, cette espèce primitive[@dern_humain_2021], jaborde également léthologie, une discipline scientifique moderne, formellement établie depuis 1940 par Karl von Frisch, Konrad Lorenz et Nikolaas Tinbergen, qui trouve ses origines dans la philosophie aristotélicienne. Létude du comportement des espèces animales (y compris lhumain) est primordiale pour notre propre évolution (et potentiellement, celle des autres espèces, on la vu avec lapprentissage de la langue des signes aux autres Primates, qui pourront potentiellement sen servir entre eux), et, bien quelle reste fortement limitée par un certain nombre de facteurs, en particulier le désintérêt manifeste du grand public et le manque de fonds, elle progresse. Pas aussi rapidement que je le souhaiterai et que nécessaire, et nenglobant pas létude des comportements des espèces non-Animales, mais elle progresse.

Pourtant, nous allons voir que même aujourdhui, après plus de soixante ans détudes portant sur lapprentissage de la langue des signes à dautres Animaux, et après avoir prouvé les capacités de communication des Plantes, nos définitions de lIntelligence restent dramatiquement anthropocentriques.