91 lines
		
	
	
		
			5.8 KiB
		
	
	
	
		
			Markdown
		
	
	
	
	
	
			
		
		
	
	
			91 lines
		
	
	
		
			5.8 KiB
		
	
	
	
		
			Markdown
		
	
	
	
	
	
## Le langage parlé
 | 
						||
 | 
						||
Le langage parlé souffre à peu près des mêmes défauts que l'écriture, mais au 
 | 
						||
lieu de nécessiter le sens de la vision et la possibilité motrice de tracer des 
 | 
						||
graphèmes, il requiert le sens de l'ouïe et la capacité de formuler des sons. En 
 | 
						||
outre, il est bruyant (quand la survie de l'individu peut dépendre de son 
 | 
						||
silence), aussi imprécis que l'écriture (de part les modulations de sonorités 
 | 
						||
applicables aux mots, dont le sens peut également être modifié par le langage 
 | 
						||
physique adopté au moment où l'on s'exprime), et ne permet pas de stocker 
 | 
						||
l'information dans le temps (autrement que par des moyens techniques, non 
 | 
						||
"naturels"). Enfin, il n'est pas possible de communiquer oralement sur de 
 | 
						||
grandes distances sans avoir recourt là encore à des moyens techniques externes.
 | 
						||
 | 
						||
Évidemment, dans nos sociétés modernes, la question de la survie par la 
 | 
						||
discrétion ne se pose plus que dans des cas exceptionnels. Mais l'imprécision, 
 | 
						||
la spécificité du langage parlé (son manque d'universalité, même au sein de nos 
 | 
						||
propres sociétés), et sa fugacité sont des handicaps à notre évolution.
 | 
						||
 | 
						||
Comme beaucoup de choses évoquées dans ce livre, c'est paradoxalement notre 
 | 
						||
évolution qui est à mettre en cause: l'avancée de la civilisation humaine 
 | 
						||
s'accompagne nécessairement de complexités qu'il reste à résoudre, et le 
 | 
						||
langage, qu'il soit parlé ou écrit, ne fait pas exception. Certaines notions 
 | 
						||
sont si complexes qu'elles requièrent un vocabulaire spécifique, et certains 
 | 
						||
domaines de pensée sont si nouveaux qu'un vocabulaire dédié n'a pas encore été 
 | 
						||
créé.
 | 
						||
 | 
						||
Une langue réellement évoluée, en plus d'être universelle, ne serait pas 
 | 
						||
conditionnée aux évolutions de l'espèce. Elle serait, comme l'écriture, 
 | 
						||
intemporelle, impossible à rendre obsolète. Elle obéirait donc à des règles 
 | 
						||
simples, mais pouvant former une "infinité" de combinaisons, afin de 
 | 
						||
correspondre à l'ensemble des idées possibles, passées, présentes et futures. 
 | 
						||
Une telle langue serait donc probablement mathématique. Sa simplicité 
 | 
						||
présenterait l'avantage d'être facile à apprendre, et, puisque déjà basée sur un 
 | 
						||
concept universel (les mathématiques), elle serait elle-même universelle.
 | 
						||
 | 
						||
Parmi les nombreux problèmes mathématiques qui sont également des exercices de 
 | 
						||
pensée, j'aime particulièrement celui de l'échiquier de Sissa. Sa légende nous 
 | 
						||
dit:
 | 
						||
 | 
						||
> Le roi Belkib promit une récompense à qui lui proposerait une distraction 
 | 
						||
> inédite. Ravi par le jeu d'échecs présenté par le sage Sissa, le souverain 
 | 
						||
> l'interrogea sur ce qu'il souhaitait en échange. Sissa demanda au roi de poser 
 | 
						||
> un grain de riz sur la première case de l'échiquier, deux sur la deuxième, 
 | 
						||
> quatre sur la troisième, et ainsi de suite en doublant le nombre de grains à 
 | 
						||
> chaque case, et déclara qu'il se contenterait des grains déposés sur la 64ᵉ et 
 | 
						||
> dernière case du jeu. [...]
 | 
						||
 | 
						||
Avec des règles mathématiques simples (un plateau de soixante quatre cases, on 
 | 
						||
double le nombre de grains par case), on peut aboutir à des nombres qui 
 | 
						||
dépassent l'entendement. En effet:
 | 
						||
 | 
						||
> [...] Le roi accorda cette récompense sans se douter que des siècles ne 
 | 
						||
> suffirait pas à son royaume à produire la quantité de riz demandée, 10 
 | 
						||
> milliards de milliards de grains, qui équivaut à plus de trois siècles de la 
 | 
						||
> production mondiale de riz actuelle ! Elle n'aurait pas tenu sur une case 
 | 
						||
> d'échiquier puisque, en amassant les grains sur la surface de la ville de 
 | 
						||
> Paris, la couche mesurerait près de deux kilomètres de haut – à raison 
 | 
						||
> d'environ cinquante mille grains par kilogramme, cela fait deux cent milliards 
 | 
						||
> de tonnes ou à peu près autant de mètres cubes.[@lehoucq_face_2020]
 | 
						||
 | 
						||
Peut-être pourrions-nous imaginer construire une langue sur ce principe, sur la 
 | 
						||
loi des grands nombres[@contributeurs_wikipedia_loi_2021]: elle disposerait d'un 
 | 
						||
nombre limités de règles, mais permettrait la création de toutes les expressions 
 | 
						||
actuelles et futures, quelque soit le domaine concerné. En fait, une telle 
 | 
						||
langue - dite "formelle" -  est déjà imaginée par le philosophe et mathématicien 
 | 
						||
Gottfried Wilhelm Leibniz (1646 - 1716) en 1666, dans _De arte combinatoria_
 | 
						||
[@leibniz_dissertatio_1666]: c'est la _Caractéristique universelle_, et servira 
 | 
						||
de base de travail à Gottlob Frege (1848 - 1925) dans son _Idéographie_
 | 
						||
[@frege_ideographie_2000] de 1879, puis à la _Théorie des représentations du 
 | 
						||
discours_[@contributeurs_wikipedia_theorie_2019] formulée indépendamment en 1981 
 | 
						||
et 1982 par Hans Kamp et Irene Heim. Le lecteur sera probablement intéressé par 
 | 
						||
le fait que ces travaux s'inspirent fortement de la logique aristotélicienne, 
 | 
						||
dont Leibniz était friand.
 | 
						||
 | 
						||
Notons par ailleurs qu'actuellement, l'anglais est considérée comme la langue 
 | 
						||
naturelle (c'est-à-dire, non construite) la plus universelle de nos jours. En 
 | 
						||
effet, c'est la langue la plus parlée au monde, la troisième langue maternelle 
 | 
						||
après le mandarin et l'espagnol. Rappelons à ce titre que cette universalité est 
 | 
						||
due à l'étendue de l'Empire Britannique, qui a atteint son apogée après sa 
 | 
						||
victoire contre Napoléon: entre 1815 et 1914, il s'étendait alors sur vingt six 
 | 
						||
millions de kilomètres carrés, du Canada à l'Australie, de l'Afrique du Sud à 
 | 
						||
l'Inde, et quatre cent millions de personnes vivaient sous la bannière anglaise: 
 | 
						||
l'Union Flag.
 | 
						||
 | 
						||
Mais elle n'est malheureusement pas universelle dans la mesure où, en dépit de 
 | 
						||
sa simplicité, certaines populations refusent toujours de l'apprendre, et qu'en 
 | 
						||
plus, elle est incapable de transmettre des idées sans nécessiter son 
 | 
						||
apprentissage, alors qu'une langue mathématique, logique, ne nécessiterait que 
 | 
						||
des notions élémentaires de logique pour être comprise.
 | 
						||
 | 
						||
En fin de compte, une langue évoluée ne serait simplement pas orale. |